Chapitre X

 

Dans ce vaste édifice, il est un lieu secret

Où jamais ne pénètre un témoin indiscret.

C’est là qu’elle pouvait charmer sa solitude

Et nourrir son esprit des doux fruits de l’étude.

Anonyme.

 

La bibliothèque d’Osbaldistone-Hall était un appartement obscur, où d’antiques tablettes de bois de chêne pliaient sous le poids des lourds in-folio, si chers au dix-septième siècle, et desquels, s’il est permis de le dire, nous avons distillé la matière de nos in-quarto et de nos in-octavo, qui, passés encore une fois par l’alambic, pourront, si nos enfants sont encore plus frivoles que nous, être réduits en in-douze et en brochures. La collection se composait principalement d’auteurs classiques, de livres d’histoire et surtout de théologie. Elle était dans un grand désordre. Les prêtres qui avaient rempli successivement les fonctions de chapelain au château avaient été, pendant nombre d’années, les seules personnes qui fussent entrées dans la bibliothèque, jusqu’à ce que l’amour de Rashleigh pour la lecture l’eût porté à troubler les vénérables insectes qui avaient tendu leurs tapisseries sur le devant des tablettes. Comme il se destinait à l’état ecclésiastique, sa conduite paraissait moins absurde à son père que si c’eût été tout autre de ses enfants qui eût montré un penchant aussi étrange ; et sir Hildebrand consentit à ce qu’on fit quelques réparations à cet appartement, afin du moins qu’il fût possible de l’habiter. Cependant il y régnait encore un air de désordre et de vétusté, et les trésors de la science étaient enfouis dans une poussière épaisse qui les dérobait aux regards. La tapisserie en lambeaux, les tablettes et les livres vermoulus, le mauvais état des chaises, des pupitres et des tables ébranlés sur leur point d’appui, l’âtre du foyer rongé de rouille et rarement animé par le feu des charbons ou la flamme d’un fagot, tout indiquait le mépris des seigneurs du château pour la science et pour les volumes qui renferment ses trésors.

– Cet endroit vous semble un peu triste, dit miss Vernon en me voyant promener un regard de surprise dans l’appartement ; mais pour moi c’est un petit paradis, car j’y suis tranquille, et je ne crains pas que personne vienne m’y déranger. Rashleigh en était le propriétaire avec moi lorsque nous étions amis.

– Et ne l’êtes-vous plus ? fut ma question naturelle.

Son doigt se porta aussitôt sur la charmante fossette de son menton, pour me faire sentir l’indiscrétion de ma demande.

– Nous sommes encore alliés, me répondit-elle ; nous restons enchaînés, comme toutes puissances confédérées, par des circonstances d’intérêt mutuel. Mais je crains que, suivant l’usage, le traité d’alliance n’ait survécu aux dispositions amicales qui l’avaient fait naître. Quoi qu’il en soit, nous sommes moins souvent ensemble ; et, quand il entre par cette porte, je m’enfuis par celle-ci : aussi, voyant que deux personnes dans cette chambre, quelque grande qu’elle paraisse, étaient trop de moitié, il a eu la générosité de se démettre de ses droits en ma faveur, et je m’efforce de continuer à présent toute seule les études dans lesquelles il me dirigeait autrefois.

– Et puis-je vous demander quelles sont ces études ?

– Oh ! vous le pouvez en toute sûreté. Vous n’avez pas à craindre de me voir lever mon petit doigt pour cette question. L’histoire et la littérature m’occupent principalement ; mais j’étudie aussi la poésie et les auteurs classiques.

– Les auteurs classiques ? Et les lisez-vous dans l’original ?

– Tant bien que mal ; Rashleigh, qui n’est pas sans instruction, m’a donné quelque teinture des langues anciennes et de celles qui sont à présent répandues en Europe. Je vous assure que mon éducation n’a pas été entièrement négligée, quoique je ne sache ni bâtir une collerette, ni broder, ni faire un pouding, ni enfin, comme la femme du vicaire se fait un plaisir de le dire de moi, avec autant d’élégance, de bonne grâce et de politesse que de vérité, quoique je ne sache rien faire d’utile dans ce bas monde.

– Et le cours d’études est-il de votre choix, miss Vernon, ou de celui de Rashleigh ?

– Hum ! dit-elle, comme si elle hésitait de répondre à ma question. Après tout, ce n’est pas la peine de lever le doigt pour si peu de chose. Ainsi donc, je vous dirai que, un peu par goût, un peu par son avis, tout en apprenant à monter un cheval, et même à le seller au besoin, à franchir une barrière, à tirer un coup de fusil sans sourciller, enfin à acquérir tous les talents que possèdent mes brutes de cousins, j’aimais, après ces pénibles exercices, à lire les auteurs anciens avec Rashleigh, et à m’approcher de l’arbre de la science, dont vous autres savants vous voudriez cueillir seuls les fruits, pour vous venger, je crois, de la part que notre mère commune a prise dans la grande transgression originelle.

– Et Rashleigh a pris plaisir à cultiver votre goût pour l’étude ?

– Oui, je suis devenue son écolière ; mais, comme il ne pouvait m’apprendre que ce qu’il savait lui-même, il s’ensuit que je ne suis pas initiée dans la science de blanchir les dentelles ou d’ourler les mouchoirs.

– Je suppose que l’envie d’avoir une semblable écolière dut être une puissante considération pour le maître.

– Oh ! si vous vous mettez à vouloir pénétrer les motifs de Rashleigh, mon doigt se lèvera, je vous en préviens. Ce n’est que sur ce qui me concerne que je puis vous répondre avec franchise. Au résumé, Rashleigh m’a cédé la jouissance exclusive de la bibliothèque, et il n’y entre jamais sans en avoir demandé et obtenu la permission : aussi ai-je pris la liberté de déposer dans cette salle quelques-uns des objets qui m’appartiennent, et que vous pouvez voir en regardant autour de vous.

– Je vous demande pardon, miss Vernon, mais j’ai beau regarder, je ne vois rien dont il soit probable que vous soyez la maîtresse.

– C’est sans doute parce que vous ne voyez pas de bergers et de bergères bien encadrés, un perroquet empaillé, ou une cage pleine d’oiseaux de Canarie, ou une boîte à ouvrage montée en or, ou une jolie toilette avec un nécessaire, une épinette, ou un luth à trois cordes, ou un petit épagneul ; je ne possède aucun de ces trésors, ajouta-t-elle en reprenant haleine après une si longue énumération ; mais voilà l’épée de mon ancêtre, sir Richard Vernon, tué à Shrewsbury et cruellement calomnié par un nommé Shakespeare, qui n’était pas sans esprit, et qui, partisan du duc de Lancastre et de ses adhérents, a dénaturé l’histoire en leur faveur. Près de cette redoutable épée est suspendue la cotte d’armes d’un autre Vernon, écuyer du Prince Noir, dont le sort a été bien différent de celui de sir Richard, puisque le poète qui prit la peine de le chanter fit plutôt preuve de bonne volonté que de talents :

 

Voyez dans la mêlée un autre paladin

Couvert de son écu tel qu’un foudre de guerre,

Et ne s’amusant pas à songer au butin !

Dans les rangs ennemis sa vaillante colère

Va porter la terreur. Honneur à son beau nom !

Honneur à sa vaillance ! il s’appelle Vernon.

 

Voici une martingale que j’ai inventée moi-même. C’est un perfectionnement sur celle du duc de Newcastle. – Voici le chaperon et les grelots de mon faucon Cheviot, qui se jeta lui-même sur le bec d’un héron à Horsely-Moss. – Pauvre Cheviot, il n’y a pas un faucon sur le perchoir qui ne soit un milan mal dressé, comparé à lui ; – et voici mon fusil de chasse avec une platine et un chien de nouvelle invention ; enfin voilà d’autres choses précieuses. Mais voilà qui parle de soi-même.

Et en parlant ainsi elle me fit remarquer un portrait en pied, peint par Van Dyck, sur lequel était écrit en lettres gothiques : Vernon semper viret.

Je la regardais d’un air qui demandait une explication.

– Ne connaissez-vous donc pas, dit-elle avec quelque surprise, notre devise, la devise des Vernon, où

 

Comme l’hypocrisie aux discours imposants,

Nous savons réunir dans un seul mot deux sens[33] ?

 

Et ne connaissez-vous pas nos armoiries, les flûtes ? ajouta-t-elle en me montrant les emblèmes sculptés sur l’écusson de chêne autour duquel était gravée la légende.

– Des flûtes ! je les aurais prises pour des sifflets d’un sou ; mais ne me sachez pas mauvais gré de mon ignorance, ajoutai-je en la voyant rougir ; il ne me siérait pas de déprécier vos armes, car je ne connais pas même les miennes.

– Vous ! un Osbaldistone !... et l’avouer ! s’écria-t-elle. Eh bien, Percy, Thorncliff, John, Dick, Wilfred lui-même, pourront être vos maîtres : l’ignorance elle-même en sait plus que vous.

– Je l’avoue à ma honte, ma chère miss Vernon : les hiéroglyphes du blason sont des mystères tout aussi inintelligibles pour moi que ceux des pyramides d’Égypte.

– Comment ! est-il possible ? Mon oncle, mon oncle lui-même, qui a toute espèce de livre en horreur, se fait lire quelquefois Gwillim pendant les longues nuits d’hiver... Ne pas connaître les figures du blason ! à quoi pensait donc votre père ?

– Aux figures[34] d’arithmétique, dont la plus simple lui paraît beaucoup plus importante que tout le blason de la chevalerie ; mais, si j’ai été assez maladroit pour ne pas reconnaître les armoiries, j’ai du moins assez de goût pour admirer ce beau portrait dans lequel je crois découvrir une ressemblance de famille avec vous. Quelle aisance, quelle dignité dans cette attitude ! – quelle richesse de couleur ! – quelle heureuse distribution d’ombres et de lumière !

– Est-ce réellement un beau tableau ? ajouta-t-elle.

– J’ai vu plusieurs ouvrages de ce fameux artiste, répondis-je, et aucun qui me plût davantage.

– Je me connais aussi peu en peinture que vous en blason, reprit miss Vernon ; mais cependant j’ai l’avantage sur vous, car j’ai toujours admiré ce portrait sans en connaître le mérite.

– Quoique j’aie négligé les flûtes, les tambourins et toutes les bizarres images de la chevalerie, je sais du moins qu’elles étaient déployées sur les étendards qui anciennement flottaient dans les champs de la gloire. – Mais vous avouerez que la représentation de ces armoiries n’est pas aussi intéressante pour un spectateur non instruit que peut l’être un beau tableau.

– Quel est le personnage que celui-ci représente ?

– Mon grand-père, qui partagea les malheurs de Charles I, et, je rougis de le dire, les excès de son fils. Sa prodigalité avait déjà entamé notre domaine patrimonial, qui fut perdu totalement par son héritier ; mon malheureux père vendit l’autre part à ceux qui le possèdent aujourd’hui, il fut perdu pour la cause de la loyauté.

– Votre père, je présume, a souffert pendant les dissensions publiques ?

– S’il a souffert ! il a tout perdu. Sa fille, malheureuse orpheline, mange le pain des autres, soumise à leurs caprices et forcée d’étudier leurs goûts... Mais je suis plus fière d’avoir un tel père que si, sacrifiant ses principes aux circonstances, plus prudent mais moins loyal, il m’eût laissée héritière de toutes les belles baronnies que sa famille possédait autrefois.

L’arrivée des domestiques qui apportaient le dîner nous força de changer de conversation. Notre repas ne fut pas long. Lorsqu’on eut desservi, et que les vins eurent été placés sur la table, un domestique nous informa que M. Rashleigh avait demandé qu’on l’avertît lorsque notre dîner serait terminé.

– Dites-lui, répondit miss Vernon, que s’il veut descendre ici, nous serons charmés de le voir ; mettez un autre verre, une autre chaise, et laissez-nous. Il faudra que vous vous retiriez avec lui lorsqu’il s’en ira, ajouta-t-elle en s’adressant à moi. Malgré toute ma libéralité, je ne puis pas accorder à un jeune homme plus de huit heures de mon temps sur les vingt-quatre ; et je crois que les huit heures sont bien révolues.

– Le vieillard à la faux a couru si rapidement aujourd’hui, lui répondis-je, qu’il m’a été impossible de compter ses pas.

– Chut ! dit miss Vernon, voici Rashleigh ; et elle recula sa chaise, qui touchait presque à la mienne, de manière à laisser un assez grand intervalle entre nous.

Un coup modeste frappé à la porte, une attention délicate d’ouvrir doucement lorsqu’on le pria d’entrer, une démarche en même temps humble et gracieuse annonçaient que l’éducation que Rashleigh avait reçue au collège de Saint-Omer répondait bien à l’idée que je m’étais faite des manières d’un jésuite accompli. Je n’ai pas besoin de dire qu’en ma qualité de bon protestant ces idées n’étaient pas très favorables.

– Pourquoi, dit miss Vernon, cette cérémonie de frapper à la porte, lorsque vous saviez que je n’étais pas seule ?

Ces mots furent prononcés d’un ton d’impatience, comme si elle croyait voir que l’air de réserve et de discrétion de Rashleigh couvrait quelque soupçon impertinent.

– Vous m’avez appris si parfaitement la manière de frapper à cette porte, ma belle cousine, répondit Rashleigh avec le même calme et la même douceur, que l’habitude est devenue une seconde nature.

– Monsieur, reprit miss Vernon, je fais plus de cas de la sincérité que de la courtoisie.

– Courtoisie, répondit Rashleigh, en style d’Amadis, est un chevalier brave, aimable, courtisan par son nom et sa profession, et très propre à être le confident d’une dame.

– Mais Sincérité est le vrai chevalier, répliqua miss Vernon, et à ce titre il est bienvenu, mon cousin. Finissons ce débat, qui n’est pas fort amusant pour votre cousin Francis ; asseyez-vous, et remplissez votre verre pour lui donner l’exemple. J’ai fait les honneurs du dîner pour soutenir la réputation d’hospitalité d’Osbaldistone-Hall.

Rashleigh s’assit et remplit son verre, portant ses regards de Diana sur moi, et de moi sur elle, avec un embarras que tous ses efforts ne pouvaient entièrement déguiser. Je crus qu’il cherchait à deviner jusqu’où était allée la confiance qu’elle avait pu m’accorder, et je me hâtai de faire prendre à la conversation un tour qui le rassura, en lui faisant voir que Diana n’avait point trahi ses secrets.

– M. Rashleigh, lui dis-je, miss Vernon m’a commandé de vous adresser mes remerciements pour l’heureuse conclusion de la ridicule affaire que ce Morris m’avait suscitée ; et me faisant l’injustice de craindre que ma reconnaissance ne fût pas assez vive pour me rappeler ce devoir, elle a intéressé en même temps ma curiosité en me renvoyant à vous pour avoir l’explication du mystère auquel je parais devoir ma délivrance.

– En vérité, répondit Rashleigh (en jetant un coup d’œil perçant sur Diana), j’aurais cru que miss Vernon me servirait d’interprète ; et son regard, se fixant alors sur moi, semblait chercher à reconnaître dans l’expression de ma figure si les communications qui m’avaient été faites étaient aussi limitées que je le prétendais. Miss Vernon répondit à sa question muette par un regard décidé de mépris, tandis que, incertain si je devais repousser ses soupçons ou m’en offenser, je répondais : – Si c’est votre plaisir, M. Rashleigh, de me laisser dans l’ignorance, je dois me soumettre ; mais ne me refusez pas vos éclaircissements sous prétexte que j’en ai déjà obtenu, car je vous jure que je ne sais rien de relatif aux événements dont j’ai été témoin ce matin ; et tout ce que j’ai pu savoir de miss Vernon, c’est que vous vous êtes employé vivement en ma faveur.

– Miss Vernon a trop fait valoir mes humbles efforts, reprit Rashleigh, quoique je n’aie rien négligé pour vous être utile. Je revenais précipitamment au château pour engager quelqu’un de notre famille à se constituer avec moi votre caution, ce qui me semblait le moyen le plus efficace de vous servir, lorsque je rencontrai Cawmil... Colville... Campbell, peu importe son nom, enfin. J’avais appris de Morris que cet homme était présent lorsque le vol eut lieu ; j’eus le bonheur de le décider, avec quelque peine, je l’avoue, à venir faire sa déposition pour vous disculper et vous tirer sur-le-champ de la situation embarrassante où vous vous trouviez.

– Je vous ai une grande obligation d’avoir décidé cet homme à venir rendre témoignage en ma faveur ; mais si, comme il le dit, il a été témoin du vol, je ne vois pas pourquoi il a fait tant de difficultés pour venir en dénoncer le véritable auteur, ou disculper du moins un innocent.

– Vous ne connaissez pas, monsieur, le caractère des Écossais, répondit Rashleigh ; la discrétion, la prudence et la prévoyance sont leurs qualités dominantes ; elles ne sont modifiées que par un patriotisme mal entendu, mais ardent, qui forme comme l’extérieur du boulevard moral dont l’Écossais s’entoure et se fortifie contre les attaques du principe sublime de la philanthropie. Surmontez cet obstacle, vous trouverez une barrière encore plus difficile à franchir : l’amour de sa province, de son village, ou plutôt de son clan. Emportez ce second retranchement, un troisième vous arrête : son attachement pour sa propre famille, pour son père, sa mère, ses fils, ses filles, ses oncles, ses tantes, et ses cousins jusqu’au neuvième degré. C’est dans ces limites que s’épanche l’affection sociale de l’Écossais, sans que jamais elle s’étende au-delà. C’est dans ces limites qu’il concentre les plus doux sentiments de la nature, sentiments qui s’affaiblissent et s’éteignent à mesure qu’ils approchent des extrémités du cercle dans lequel ils sont comme renfermés. Et vous seriez parvenu à franchir toutes ces barrières fortifiées encore par l’inclination et l’habitude, que vous vous trouveriez arrêté par une citadelle plus forte et plus élevée, que je regarde comme imprenable : l’égoïsme de l’Écossais.

– Tout cela est fort éloquent, et surtout très métaphorique, Rashleigh, dit miss Vernon qui ne pouvait plus contenir son impatience ; je n’ai que deux objections à faire à cette belle dissertation ; d’abord elle est fausse, et, quand même elle ne le serait pas, elle n’a aucun rapport au sujet qui nous occupe.

– Cette description est exacte, ma charmante Diana, reprit Rashleigh, et, qui plus est, elle a un rapport direct au sujet. Elle est exacte, parce qu’elle n’est que le résultat d’observations profondes et réitérées faites sur le caractère d’un peuple que je puis, vous le savez vous-même, juger mieux que personne ; et elle a un rapport direct au sujet, puisqu’elle répond à la question de M. Frank, et démontre pourquoi cet Écossais circonspect, considérant que notre parent n’est ni son compatriote, ni un Campbell, ni même un de ses cousins dans aucun des degrés par lesquels ils distinguent leur généalogie ; et, par-dessus tout, ne voyant aucun avantage personnel à retirer, mais beaucoup de temps à perdre et de peines à se donner...

– Avec beaucoup d’inconvénients, tout aussi formidables sans doute, interrompit miss Vernon avec une ironie qui déguisait mal son impatience.

– Oui, beaucoup d’autres encore, dit Rashleigh avec un sang-froid imperturbable. En un mot, ma théorie démontre pourquoi cet homme, n’espérant aucun profit et craignant quelques désagréments, ne céda qu’avec peine à mes instances et se fit longtemps prier avant de consentir à venir faire sa déposition en faveur de M. Frank.

– Il me semble étonnant, observai-je, que M. Morris n’ait jamais dit au juge que Campbell était avec lui quand il fut attaqué par les voleurs.

– Campbell m’a dit qu’il lui avait fait solennellement promettre de ne point parler de cette circonstance ; d’après ce que je vous ai dit, vous devinez aisément ses raisons. Il désirait retourner sur-le-champ dans son pays, sans être retardé par des procédures judiciaires qu’il eût été obligé de suivre. D’ailleurs, Campbell fait le commerce des bestiaux, et comme ses affaires sont fort étendues, et qu’il a souvent besoin de faire passer de grands troupeaux par notre comté, il ne se soucie pas d’avoir rien à démêler avec les voleurs du Northumberland, qui sont les plus vindicatifs des hommes.

– Je suis prête à en convenir, dit miss Vernon d’un ton qui semblait marquer plus qu’un simple assentiment.

– Je conviens, dis-je en résumant la question, de la force des raisons qui peuvent avoir fait désirer à Campbell que Morris gardât le silence ; mais je ne vois pas comment il a pu obtenir assez d’influence sur l’esprit de cet homme pour l’engager à taire une circonstance aussi importante, au risque manifeste de faire suspecter la vérité de son histoire si on venait plus tard à la découvrir.

Rashleigh convint avec moi que cela était fort extraordinaire, parut regretter de n’avoir pas fait plus de questions à Campbell sur ce sujet qui lui semblait très mystérieux.

– Mais, ajouta-t-il après cette concession, êtes-vous bien sûr que Morris n’ait point dit dans sa déclaration que M. Campbell était alors avec lui ?

– Je l’ai lue très précipitamment, repris-je ; mais, étant convaincu que cette circonstance n’y était point mentionnée, ou du moins qu’elle l’était légèrement, je n’y ai point fait attention.

– C’est cela même, répondit Rashleigh, saisissant l’ouverture que je lui offrais ; cette circonstance y était mentionnée, mais, comme vous dites, fort légèrement : au reste, il n’a pas été difficile à Campbell d’intimider Morris. Ce poltron va, m’a-t-on dit, remplir en Écosse une petite place dépendante du gouvernement ; et, ayant le courage de la belliqueuse colombe ou de la souris guerrière, il peut avoir craint de mécontenter un homme tel que Campbell, dont la vue seule suffirait pour l’effrayer au point de lui faire perdre la petite dose de bon sens que lui a donnée la nature. Vous avez dû remarquer que M. Campbell a quelque chose de martial et de guerrier dans son ton et ses manières.

– J’avoue que je lui ai trouvé un air de rudesse et de fierté qui semble contraster avec sa profession. A-t-il servi dans l’armée ?

– Oui... non... non, pas absolument servi ; mais il a, je pense, comme tous ses compatriotes, appris à manier un mousquet. Chaque Écossais est soldat, et il porte les armes depuis l’enfance jusqu’au tombeau. Pour peu que vous connaissiez votre compagnon de voyage, vous jugerez aisément qu’allant dans un pays où les habitants se font souvent justice eux-mêmes il a dû avoir grand soin d’éviter d’offenser un Écossais. Mais votre verre est encore plein, et je vois qu’en ce qui concerne la bouteille vous ne faites pas plus d’honneur que moi au nom que nous portons. Si vous voulez venir dans ma chambre, nous ferons ensemble une partie de piquet.

Nous nous levâmes pour prendre congé de miss Vernon, qui, pendant que Rashleigh parlait, avait paru plusieurs fois violemment tentée de l’interrompre. Au moment où nous allions sortir, le feu qui avait couvé sourdement éclata tout à coup.

– M. Osbaldistone, me dit-elle, vous pourrez vérifier vous-même si les insinuations de Rashleigh au sujet de MM. Campbell et Morris sont justes et fondées. Mais ce qu’il dit des Écossais est une atroce imposture ; il calomnie indignement l’Écosse, et je vous prie de ne pas ajouter foi à son témoignage.

– Peut-être me sera-t-il assez difficile de vous obéir, miss Vernon ; car je dois avouer que je n’ai pas été élevé dans des sentiments très favorables pour nos voisins du nord.

– Oubliez donc, monsieur, cette partie de votre éducation, reprit-elle avec chaleur, et souffrez que la fille d’une Écossaise vous conjure de respecter le pays qui donna naissance à sa mère, jusqu’à ce que vous puissiez motiver vos préventions. Gardez votre haine et votre mépris pour l’hypocrisie, la duplicité et la bassesse ; voilà ce qu’il faut haïr et mépriser, et voilà ce que vous pouvez trouver sans quitter l’Angleterre. Adieu, messieurs ; je vous souhaite le bonsoir.

Et elle fit un geste pour nous montrer la porte, de l’air d’une princesse qui congédie sa suite.

Nous nous retirâmes dans la chambre de Rashleigh, où un domestique nous apporta du café et des cartes. Voyant que Rashleigh voulait ne me donner que de vagues éclaircissements, je résolus de ne pas le questionner davantage. Sa conduite paraissait enveloppée d’un mystère que je voulais approfondir ; mais l’instant n’était pas favorable, et il fallait attendre qu’il ne fût pas aussi bien sur ses gardes. Nous commençâmes notre partie, et, quoique nous l’eussions à peine intéressée, le caractère fier et ambitieux de mon adversaire perçait jusque dans ce futile amusement. Il paraissait connaître parfaitement les règles du jeu ; mais, au lieu de les suivre et de jouer sagement, il visait toujours aux grands coups et hasardait tout dans l’espoir de faire son adversaire pic, repic ou capot. Dès qu’une ou deux parties de piquet, comme la musique des entractes au théâtre, eurent interrompu le cours que la conversation avait pris, Rashleigh parut se lasser d’un jeu qu’il ne m’avait peut-être proposé que par politique, et nous nous mîmes à causer ensemble de choses indifférentes.

Quoiqu’il eût plus d’instruction que de véritable savoir et qu’il connût mieux l’esprit des hommes que les principes de morale qui doivent les diriger, jamais conversation ne m’avait paru plus agréable et plus séduisante. Un choix d’expressions variées ajoutait encore au prestige d’une voix pure et mélodieuse. Il ne parlait jamais avec emphase ni avec jactance, et il avait l’art de ne jamais lasser la patience ni fatiguer l’attention de ceux qui l’écoutaient. J’avais vu tous ceux qui voulaient briller en société accumuler péniblement leurs idées et, comme ces nuages qui s’amoncellent sur nos têtes et crèvent ensuite avec fracas, vous inonder d’un torrent scientifique qui s’épuise d’autant plus vite qu’il est d’abord plus rapide et plus majestueux. Mais les idées de Rashleigh se succédaient l’une à l’autre et s’insinuaient dans l’âme de l’auditeur comme ces eaux pures et fécondes qui, jaillissant d’une source intarissable, viennent baigner la prairie en suivant une pente douce et naturelle. Retenu auprès de lui par un charme irrésistible, ce ne fut qu’à près de minuit que je pus me décider à le quitter ; et lorsque je fus dans ma chambre, il m’en coûta de me rappeler le caractère de Rashleigh tel que je me l’étais représenté avant ce tête-à-tête.

Tel est, mon cher Tresham, l’effet du plaisir, qui émousse notre pénétration et endort notre jugement, que je ne puis le comparer qu’au goût de certains fruits, en même temps doux et acides, qui nous mettent hors d’état d’apprécier les mets qui nous sont ensuite présentés.